Quand on traverse le poste frontière de BabAlhawa entre la Turquie et la Syrie, on passe d’un monde à un autre. Des jeunes hommes souvent barbus Kalachnikov en bandoulière demandent aux voyageurs leurs passeports et cartes d’identité. Le fait d’être accompagné d’un certain nombre de médecins et pharmaciens plus ou moins connus et qui travaillent au centre hospitalier de BabAlhawa a facilité mon passage malgré le regard glacial du jeune homme qui a pris mon passeport entre ses doigts, j’ai du exprimé quelques mots en arabe au moment où mes collègues expliquaient les raisons de ma venue.
On sent que toutes les choses se décident au feeling de celui qu’on a devant soi et ça sera comme cela à chaque checkpoint, et ils sont nombreux les checkpoints dans la Syrie dite libérée.
Les anciens bureaux de douane sont devenus un hôpital par la force des événements et le temps qui s’écoule et s’étire. Les contestations pacifiques sont devenues insurrections à plusieurs têtes et objectifs. On a l’impression que les événements actuels se passent en dehors du contrôle des acteurs sur le terrain. Le centre d’urgence avec bloc opératoire a été agrandi pour contenir d’autres services y compris la pédiatrie, un laboratoire, une banque de sang et un centre de dialyse. Il y a même un projet de centre de cardiologie en cours d’étude.
Les besoins stimulent la créativité comme aiment me répéter mes amis syriens. Et un des « joyaux » de cette créativité est le centre de formation en médecine et en soins de guerre mis en place par le Pr Raphael Pitti. Voilà un réanimateur anesthésiste et urgentiste ancien militaire qui a su élaborer pour des médecins généralistes et d’autres soignants des modules de formation théoriques et pratiques afin d’habituer les courageux syriens qui sont restés à soigner leurs compatriotes à se surpasser avec les blessures de guerre auxquelles ils n’étaient pas habitués. Et quels sont les soignants civils qui sont habitués aux blessures de guerre ? Il n’y en a pas, parce qu’on n’enseigne pas dans le monde civil ce genre de module. Hélas, ce qui attend les peuples arabes après leur printemps sanguinaire nous invite à nous intéresser de plus près à ces formations !
Les médecins et soignants syriens ainsi formés sont capables de faire des diagnostics rapides de lésions, éviter les faux gestes parfois aggravant les blessures et prioriser les prises en charge.
Maintenant que la crise syrienne s’éternise, l’UOSSM (Union des Organisations Syriennes de Secours Médicaux) avec ses bailleurs de fonds souhaitent s’occuper de la santé reproductive des femmes que cela soit en termes de formation de soignants restés sur ce terrain chaotique ou en créant des maternités de proximité dans les différents centres de santé déjà gérés par l’association et qui fournissent des consultations gratuites avec médication à 40 000 syriens environ par mois.
Le niveau de santé dans la Syrie dite libre a subi une régression patente, que ce soit par la destruction délibérée par le régime des hôpitaux ou la fuite des médecins. En effet, tout médecin qui soigne des manifestants et des combattants est considéré comme collaborateur et par conséquent ennemi du régime. Cette dichotomie absurde et les différentes arrestations et même meurtres de médecins ont obligé un grand nombre d’entre-eux à quitter le pays. Ceux qui restent sont vraiment de courageux résistants qui risquent des représailles personnellement ou leur famille ou carrément la mort.
Mais a-t-on vraiment le choix quand le destin vous a donné rendez-vous ? Bien que la révolution est devenue anarchique, mal comprise utilisée par les uns et les autres. L’apparition de Nosra, de plusieurs katibas et surtout de Daech ont rendu les choses plus compliquées et le futur beaucoup moins visible, j’ai rencontré des médecins et pharmaciens qui croient à leur destin et à leur rôle. D’abord des médecins bien établis en France qui ont pris sur eux l’aide qu’ils doivent apporter à leurs compatriotes. Ne pensent plus carrière ni confort mais obligations et actions. D’autres médecins dans le pays sont restés, également parmi eux des étudiants qui ont vu leurs études stoppées en 6ème année juste avant l’obtention du diplôme et d’autres ayant arrêté leur cursus de spécialité faute d’hôpitaux universitaires fonctionnels dans les zones dites libérés. Devenus de bons formateurs, ils s’ingénient à passer tout leur savoir à leurs collègues venus apprendre la médecine de guerre. Enfin, un nouveau type de soignants a vu le jour à cause du manque affreux d’infirmiers, ce sont les aides médicaux ou aides-soignants qui sont des jeunes et moins jeunes femmes prêtes à apprendre et aider afin d’être utiles en ces temps difficiles.
Désolation et espoir, c’est ce que j’ai pu observer durant mon court séjour en Syrie. Un enlisement mais qui ne retire rien à l’enthousiasme de ceux qui ont connu les affres du régime injuste et corrompu. D’autres auraient préféré retourner le temps afin d’éviter les erreurs et être mieux préparés à la révolution, d’autres encore qui souhaitent juste vivre, auraient souhaité qu’il n’y ai jamais eu de révolution. Le prix me disent-ils est exorbitant et les gagnants ne sont pas vraiment ceux qu’on croit.
S’il est difficile pour le soignant de choisir entre les différents drapeaux plantés dans les multitudes de checkpoints de la Syrie libre, il lui est facile de choisir d’aider les hommes, les femmes et les enfants qui vivent dans une grande détresse, victimes directes ou indirectes du chaos et de l’insécurité. Terrorisés par le son des missiles et des barils d’explosifs qui peuvent les viser à n’importe quel moment. Les soignants choisissent le côté de la victime et du déshérité, de l’émigré et du déplacé. Lui apporter des soins et un peu de réconfort pour lui transférer un peu d’amour et d’humanité en attendant une solution politique à un conflit qui n’a que trop duré.
Faudra chercher de l’espoir dans tout cela, parce qu’il en faut pour avancer, il en faut pour croire à l’humain et à son avenir. Il en faut pour se frayer un chemin parmi les morts, les blessés et les ruines. Cet espoir nous est servi souvent par les nouveau-nés innocents ou les personnes âgées fatiguées, mais croyants et patients. Loin des idéologies et discours binaires, il y a toujours la voie des valeurs qui poussent tous ceux que j’ai rencontré à se battre pour être et devenir.
Dr Zouhair LAHNA