#DjidalBarbaresque 01 : L’affaire Tariq Ramadan
Le terme djidal signifie controverse ou discussion en arabe. Il renvoie à l’idée d’un échange – qui peut être polémique – mais se fait toujours dans un certain respect. Ce mot exprime bien l’esprit d’ouverture qui caractérise le cycle de discussions que nous initions entre Elias d’Imzalène (cofondateur du site Islam & Info) et moi-même Rafik Chekkat (cofondateur du site Etat d’Exception). Une confrontation entre des opinions musulmanes diverses que nous espérons salutaire, à rebours des postures hégémoniques.
Le terme barbaresque fait lui référence à ces célèbres marins qui de l’autre côté de la Méditerranée combattaient avec panache pour leur cause mais en restant toujours libres. Le combat est aujourd’hui métapolitique et cet esprit corsaire nous guide encore à bord d’un nouvel Arcadia. C’est donc un clin d’œil que nous adressons, Rafik et moi, à notre passé avec une vue résolument engagée sur notre futur.
– Personnage influent et respecté au sein des communautés musulmanes installées en France, Tariq Ramadan est poursuivi et incarcéré (au titre de la détention provisoire) pour viol ? Que pensez-vous de l’ «affaire Tariq Ramadan», de son déroulement et des réactions qu’elle suscite ? –
Elias d’Imzalène :
Tout d’abord sont bien prétentieux et injustes les gens qui ont pris part dans cette affaire. Que l’on soit pour ou contre Tariq Ramadan, mis à part ses proches, personne ne peut se prononcer en toute objectivité sur des faits que tout le monde ignore pour l’instant … C’est pour cette raison que les réactions à cette affaire se proclamant vérité absolue issues des milieux islamophobes comme des milieux pro-Ramadan sont à renvoyer dos à dos.
Et avant de continuer sur ces réactions et sur le dit déroulement de cette affaire, il faut préciser ce que représente exactement Tariq Ramadan aux yeux des musulmans en France.
En effet, l’acharnement incontestable dont il est la victime provient du fait que bon nombre de journalistes ou d’islamologues déconnectés de la vie réelle de la communauté musulmane en France ont fait de Tariq Ramadan le pape de l’Islam de France en lui conférant une place et une influence qu’il n’a pas. Évidemment, Tariq Ramadan possède une notoriété au sein de la communauté. Il est pour le musulman moyen ce qu’est Zemmour pour le petit blanc, c’est à dire celui qui sur les plateaux TV défend sa ou ses causes (la banlieue, la Palestine, etc.). Mais du point de vue religieux comme du point de vue idéologique et militant, le logiciel Ramadan n’est plus du tout en phase avec les aspirations des jeunes musulmans ou des personnes actives au sein de la communauté. Si sa rhétorique sur les plateaux reste appréciée, sur le terrain son influence est presque nulle.
Pour ce qui est de la réaction des milieux «fréristes», on remarquera qu’elle a été quasiment nulle si ce n’est hostile au début pour récemment revirer opportunément suite à la sortie de l’épouse de T. Ramadan. Le soutien de sa femme aura été en fait le seul sincère, fort et efficace parmi ses «proches». En effet, ce sont bien les milieux les plus perméables à l’idéologie ramadienne du primat de la citoyenneté sur le communautaire qui lui ont été le plus hostiles.
Que dire de la réaction de l’association Lallab qui s’est désolidarisée avec fracas du prêcheur en demandant en plus que la charge de la preuve soit inversée… ? Le sociologue ex-frériste Omero Marongiu-Perria a lui aussi été très virulent contre Tariq Ramadan dans une interview accordée à un quotidien national …
J’aurais entièrement souscrit à ses déclarations si seulement la preuve formelle de la culpabilité de l’islamologue avait été apportée. Mais jusqu’ici il n’en est rien. Et pourtant, nos féministes d’avant-garde et notre sociologue réformiste versés dans les théories de la citoyenneté primordiale ramadaniennes, les études de genre et dans la lutte intersectionnelle, ont fait comme s’il était déjà coupable … Impertinence n’est pas toujours intelligence. Vous me direz qu’il leur fallait bien tuer le père un jour.
Paradoxalement les personnes sur lesquelles Tariq Ramadan a eu le plus d’influence seront donc celles qui l’auront le plus abandonné à la vindicte. De quoi s’interroger sur son principal combat militant à savoir le primat citoyen chez le musulman au détriment du communautaire, et sa culture de la justification permanente. C’est cette même inflexion idéologique qui avait mené Tariq Ramadan lui-même à se désavouer d’un certain Benzema à une certaine époque … Et c’est encore celle-ci qui a poussé ses fidèles à le renier.
La boucle est donc désormais bouclée.
On notera par contre que certaines personnes des milieux dits «salafisants» parmi les prêcheurs et les blogueurs, pourtant honnis par la confrérie des Frères Musulmans, ont quant à eux apporté un soutien sincère et désintéressé à TR pour des raisons souvent « morales » ou personnelles. Pourtant quand ceux-ci ont connu dans le passé des tempêtes médiatiques, ils se sont trouvés bien seuls. Même si je ne partage pas cette prise de position, elle reste à son départ noble.
Je ne parlerai pas ici de ceux qui ont pris sa défense en desservant comme à leur habitude la cause défendue pour s’assurer un buzz éventuel, qui plus est sur la souffrance des gens.
Quant aux milieux hostiles à Tariq Ramadan, ils ont tout simplement joué leur rôle !
Le but est bien de le faire craquer. Même si les accusations perdaient de leur force, dans certains milieux on souhaite maintenir la pression afin qu’il avoue au moins une relation compromettante, ce qui le discréditerait auprès de ses soutiens et … admirateur.rice-s (écriture inclusive de taqia).
N’oublions pas que le christianisme s’est écroulé en France en partie chez les gens de la masse beaucoup plus du fait de l’attitude amorale de son clergé que de l’action des progressistes des Lumières. Il est facile dans les milieux réactionnaires ou pauvres intellectuellement d’en appeler à la théorie du complot quand on observe les autres se démener pour leur combat politique alors que l’on n’incarne déjà plus soi-même sa fonction élémentaire et que l’on reste stoïque face aux offensives de ses adversaires. Les excuses de la « sagesse » lâche et du « complot » indépassable sont devenus les paravents de la démobilisation dans la communauté.
La théorie du complot reste une solution de recours bien commode pour les paresseux et les lâches … et elle a infecté certains des nôtres.
Les milieux islamophobes de tous bords se mobilisent donc dans cette bataille et, quelques soient leurs fonctions occupées, feront tout pour que Tariq Ramadan tombe. Ils ne complotent pas, ils travaillent, ils s’organisent, en un mot ils se bougent. Comme nous l’avons dit plus haut, ils pensent que la chute de Ramadan affaiblira considérablement ce qu’ils considèrent comme le camp de l’Islam, des «communautaristes» ou des «islamistes» contre qui ils dirigent leur combat.
D’ailleurs, leur ethnocentrisme qui assimile l’Islam au clergé chrétien les aveugle et les rend d’autant plus hargneux. Et c’est là une opportunité pour l’accusé Ramadan.
En effet, c’est sans doute cet acharnement multiforme et ce «deux poids deux mesures» dans le traitement de son affaire qui le sauveront. Encore une fois, Tariq Ramadan n’est pas victime d’un complot, mais c’est vrai que le traitement qu’il subit marque une dégradation de son statut social. De sa position de petit bourgeois de centre-droite invité des plateaux TV, il a été subitement relégué à celle ingrate de musulman en France, par essence considéré comme islamiste dangereux et toujours présumé coupable.
L’affaire Ramadan est donc révélatrice sur un point : la situation misérable et la relégation dans lesquelles se trouve la communauté musulmane en France.
C’est pourquoi la défense de ses vrais faux amis qui appellent comme des perroquets à s’en remettre à la justice française est une gageure et une tartuferie. Comment affirmer que l’islamophobie en France est systémique et ensuite en appeler à la confiance au verdict de la justice et à la police de ce pays qui sont les principales mains ouvrières du traitement discriminatoire du musulman en France ?
Non vraiment, la seule chance pour T. Ramadan ne viendra pas de ses «proches» mais bien de ses ennemis qui a force d’acharnement et d’injustices flagrantes parviendront peut-être à lui faire connaître un destin quasi … christique.
Il deviendra alors possible pour son avocat, dans ce climat délétère et clivé, de rejouer le procès d’OJ Simpson dans les mêmes conditions qui ont conduit la défense Simpson à gagner ce procès exceptionnel.
Mais pour s’en sortir Tariq Ramadan devra à l’instar d’OJ Simpson qui est redevenu noir, lui aussi apprendre à redevenir un musulman de France …
Rafik Chekkat :
Beaucoup de choses ont déjà été dites par Elias. Je partage certaines de ses idées, et suis en désaccord avec d’autres, notamment sur la question spécifique de la position de « féministes musulmanes » exprimées dans certaines tribunes, sur lesquelles nous ne pouvons revenir ici en détail.
Il est clair que les réactions que l’on voit se multiplier actuellement au sein des communautés musulmanes sont symptomatiques d’une fragilité et d’un état de désorganisation, et aussi, dans une certaine mesure, de dépolitisation. Je dis dans une certaine mesure car la dépolitisation n’est pas plus forte parmi les musulmans qu’ailleurs. Seulement, elle est plus préjudiciable compte tenu des défis que les musulmans doivent relever en France.
Toujours est-il qu’il que dans cette affaire il est très facile de jouer les avocats ou les procureurs sur les réseaux sociaux avec son smartphone.
Commenter cette affaire au jour le jour est selon moi la meilleure manière de dire n’importe quoi à son sujet. Mais on ne peut pas non plus s’en tenir à une déclaration de principe sur la «présomption d’innocence». Depuis le départ l’affaire a pris un tour ouvertement politique. Non seulement à travers l’instrumentalisation politique des plaintes faite par les milieux islamophobes, mais aussi à cause de la position particulière qu’occupe Tariq Ramadan dans l’espace public français.
Les pugilats télévisuels auxquels on a assisté depuis 20 ans et qui ont vu Tariq Ramadan affronter des adversaires de valeur inégale, ont imposé l’islamologue suisse comme l’intellectuel musulman francophone le plus connu. Et comme il est l’objet depuis le départ d’une campagne ininterrompue de dénigrement, beaucoup voient dans cette affaire un énième épisode de la cabale anti-Ramadan. Et plus on tape fort sur Ramadan, plus cette thèse prend du poids.
Et à ce stade, j’aimerais faire une remarque sur tous les observateurs qui raillent la théorie d’un «complot sioniste» avancée par certains soutiens de Ramadan. C’est amusant de voir des personnes moquer cette théorie alors même que le complotisme islamophobe a joué à plein contre Ramadan depuis 20 ans. «Double discours», liens avec l’ «islam radical», etc. font partie intégrante d’une rhétorique complotiste islamophobe. Et il n’y a pas de bonne ou de mauvaise théorie du complot. Si l’on critique l’une, on doit aussi critiquer l’autre.
Une chose également que révèle cette affaire Ramadan, c’est l’extrême difficulté pour des figures intellectuelles musulmanes critiques d’émerger et de se faire accepter dans l’espace public. On ne peut s’exprimer aujourd’hui en tant que musulman, que pour tenir un discours critique envers d’autres musulmans, ou l’islam en général. Mais l’on voit très rarement (sinon jamais) d’intellectuels assumer à la fois leur subjectivité musulmane ainsi qu’un discours critique sur le traitement fait aux musulmans en France, sur la politique étrangère de la France, son soutien à la colonisation israélienne, etc. On peut avoir beaucoup de désaccords avec T. Ramadan, mais il avait au moins cette position critique minimale, même si le fait qu’il acceptait le dispositif télévisuel le mettait en permanence dans une position ambiguë.
Je suis d’accord avec Elias qu’à travers T. Ramadan – et sans préjuger du fond de l’affaire – c’est ce qui est appelé avec beaucoup de confusion en France «islam politique» que l’on souhaite liquider. C’est ainsi que les positions pourtant très modérées de T. Ramadan sur la citoyenneté étaient jugées «subversives». Que Ramadan soit qualifié de «controversé» en France, alors qu’il a travaillé avec des institutions publiques en Angleterre et aux Pays-Bas, est quelque chose qui a toujours amusé les observateurs étrangers. Ramadan a toujours été le symptôme d’un mal plus profond dans ce pays. On ne peut comprendre les réactions autour de cette affaire sans cette rapide recontextualisation.
Quant au fond de l’affaire, il serait malaisé de le commenter ici, sauf à s’ériger soi-même en avocat ou procureur sur la base des seules accusations portées contre Tariq Ramadan dont s’est fait l’écho la presse. Une chose est certaine, la mise en détention provisoire de Tariq Ramadan parait sévère, surtout si on la compare au traitement judiciaire d’affaires similaires qui concernent des hommes influents. Cette sévérité ne sert aucun intérêt dans cette affaire, pas même celui des plaignantes.
Ce n’est pas la première fois, ni malheureusement la dernière, que la justice française trie ses justiciables en fonction de critères liés à la race. Cette procédure judiciaire inédite dans l’affaire Ramadan – et les réactions qu’elle suscite – nous montrent de manière spectaculaire que le racisme ne sera jamais la bonne manière de lutter contre les violences sexuelles et sexistes, ni même d’ouvrir le débat sur le sujet.
Pour finir, j’aimerais revenir sur une affirmation que l’on voit régulièrement circuler sur les réseaux sociaux, selon laquelle «à travers Tariq Ramadan, ce sont tous les musulmans qui sont visés.» Au regard du traitement médiatique et politique de cette affaire, cela est vrai. Et c’est vrai aussi au regard de la campagne anti-Tariq Ramadan qui existe depuis que l’intéressé est médiatisé. Mais l’affirmation a des limites. Car la réciproque n’est pas vraie. Lorsque des milliers de musulmans ont été perquisitionnés de manière totalement arbitraire après les attentats du Bataclan, ce n’est pas Tariq Ramadan qui était visé, mais bien des musulmans (ils ne sont pas seulement musulmans d’ailleurs et leur identité n’est pas réductible à leur appartenance religieuse). Lorsque les manifestations de soutien à Gaza ont été interdites, ce n’est pas T. Ramadan que l’on a empêché de s’exprimer, mais bien des musulmans. Et ce sont bien des milliers de musulmans qui sont jetés en prison chaque année pour des motifs aussi grotesques que l’ «outrage et rébellion».
Surtout, l’énoncé comporte une charge essentialiste : la parole, la figure d’un musulman (ici celle de Tariq Ramadan), vaudrait pour tous les autres musulmans. C’est ce parti pris (qui est racialisation dans une société raciste) qui fait qu’il suffit d’inviter sur un plateau un musulman, une noire, etc. pour remplir le critère de «diversité» et avoir l’impression d’avoir donné la parole à tous les musulmans, à tous les Noirs.
Nous devons à tout prix sortir de ce piège de la représentation, qui est une impasse au niveau politique. Mais il s’agit d’une autre question, sur laquelle nous aurons peut-être l’occasion de revenir.